STRUCTURE ET FONCTION

STRUCTURE ET FONCTION
STRUCTURE ET FONCTION

L’étude de la relation entre les structures et les fonctions est au cœur même de la biologie. Cette relation s’exprime chez les êtres vivants par l’adaptation des premières aux secondes et pose une série de problèmes absolument fondamentaux, comme les rapports entre causalité et finalité, analogie et homologie, perfectionnement structural et niveau évolutif, etc.

Depuis toujours, les approches plus ou moins subjectives ou philosophiques au problème des relations entre structures et fonctions «colorent» de manière variée les opinions des naturalistes sur ce problème. Depuis quelques décennies, pourtant, un point de vue mécaniciste affiné, quelque peu «technologique», a renouvelé les perspectives; l’exploration systématique des voies possibles de relations entre structures et fonctions biologiques ainsi que leur comparaison avec les réalisations techniques conduisent peu à peu à une véritable «science des formes fonctionnelles» tout à fait générale. Ainsi, les données et les principes de la biologie et de la technologie effectuent-ils peu à peu leurs synthèses, à un niveau plus ambitieux qu’un simple unitarisme mécaniciste de principe. Le développement de cette «science des formes» va de pair avec celui de la théorie de l’information qui, elle aussi, s’applique à la biologie (information génétique) comme à la technologie (communications électroniques, par exemple). Les développements récents de la bionique, de la cybernétique ou de l’engineering médical, par exemple, sont parmi les premières conséquences d’une réflexion «totale» sur les relations entre structures et fonctions, englobant aussi bien la biologie au sens large que les aspects les plus divers des techniques.

1. Structure et fonction dans la théorie des systèmes

Pour comprendre la nature des liens qui unissent la structure et la fonction d’un objet quelconque, il est nécessaire de préciser d’abord le contenu des concepts ainsi associés. On sait que la notion de structure est utilisée dans de nombreuses disciplines, dans des acceptions souvent différentes et parfois contradictoires. Pour éviter cet écueil, il semble utile de définir au préalable ce que l’on entend par système, car les deux concepts de système et de structure, qu’il est bon de ne pas confondre, ne peuvent pas non plus être totalement disjoints. En réalité, la notion de système englobe et recouvre celle de structure.

Qu’est-ce qu’un système?

Le concept de système peut être défini comme correspondant à un ensemble d’éléments qui interagissent entre eux et, éventuellement, avec le milieu extérieur. Quant à celui de structure, on constate, en cherchant à dégager le substratum commun à ses diverses acceptions, qu’il correspond à ce que l’on peut appeler le principe d’organisation de l’objet considéré. Le terme même de principe indique bien qu’il ne s’agit pas de la description complète de l’objet, mais seulement des données qui permettent de dire que cet objet est organisé, qu’il n’est pas constitué de parties équivalentes et en quelque sorte indiscernables. Si donc on part de l’ensemble des données qui définissent complètement un système, la définition de la structure sera obtenue par réduction à partir de celle du système.

Les éléments constitutifs d’un système peuvent être répartis en classes, tous les objets d’une même classe étant considérés comme équivalents du point de vue de leur comportement dans l’ensemble du système. Chaque classe est définie par un ensemble de caractéristiques auxquelles doivent satisfaire les éléments qu’elle contient. Il existe bien entendu un lien univoque, explicité ou non, entre ces caractéristiques et le comportement des éléments ainsi définis. Pour décrire convenablement un système, il est nécessaire de prendre en compte autant de classes qu’il existe d’états discernables possibles pour les éléments constitutifs du système. Selon la finesse de la description souhaitée, les caractéristiques définissant les classes peuvent être plus ou moins nombreuses, et chaque classe peut correspondre à des valeurs discrètes ou à des gammes plus ou moins larges de valeurs pour les caractéristiques considérées. Parmi ces caractéristiques, on peut inclure les coordonnées spatiales des éléments lorsque l’étude envisagée l’exige.

Par exemple, en biologie, une cellule constitue un système biochimique dont les éléments sont des molécules très diverses (ADN, ARN, protéines, etc.). Ces molécules peuvent être réparties en classes d’équivalence, chacune des classes ne comportant à un instant donné que les molécules possédant les mêmes propriétés dans la cellule considérée. De même, une population de micro-organismes ou un tissu constituent des systèmes de cellules , ces dernières étant elles-mêmes des sous-systèmes du nouveau système plus vaste considéré. On peut aussi parler de l’organisme comme système d’organes , ou de populations d’organismes comme système écologique . Un même système peut, en principe, être décrit à des niveaux différents, selon la finesse adoptée pour la définition de ses éléments constitutifs (par exemple, population de bactéries décrite au niveau des micro-organismes ou au niveau des molécules constitutives de ceux-ci).

Par suite des interactions auxquelles ils participent, les éléments d’un système peuvent subir des transformations et passer ainsi successivement dans diverses classes d’équivalence. On dira alors que l’on a affaire à un système de transformation . Un tel système peut être représenté schématiquement comme l’indique la figure 1 à titre d’exemple arbitraire. Les cercles E1, E2, E3, E4, E5, E6 représentent les classes d’équivalence. Une liaison orientée indique que les éléments peuvent être transférés de la classe de départ à la classe d’arrivée. À chaque liaison est associée une expression, symbolisée par fij , qui précise les conditions dans lesquelles le transfert d’éléments s’effectue.

Selon les dispositions relatives des classes et des liaisons entre classes, l’évolution d’un système peut se traduire par une occupation permanente pour certaines classes, tandis que d’autres ne seront occupées qu’à titre transitoire. La figure 1 montre immédiatement que les classe E5 et E6 finiront par être seules occupées, puisqu’elles ne subissent que des apports d’éléments et aucun retrait. Les autres classes, au contraire, se videront progressivement.

Si les conditions internes et externes d’un système de transformation restent stables, celui-ci tend vers un équilibre dynamique. Le nombre d’éléments dans chacune des classes qui restent occupées peut être constant (équilibre stationnaire) ou varier autour d’une valeur moyenne constante (équilibre oscillatoire).

Les systèmes statiques peuvent être considérés comme un cas particulier des systèmes de transformation. Il n’y a plus alors de transferts d’éléments entre les classes; les relations entre classes expriment les contraintes qui s’exercent entre les éléments du système, et qui sont la cause de l’équilibre statique du système.

Deux définitions de la structure

Comme on l’a vu plus haut, il apparaît logique d’obtenir la notion de structure par réduction à partir de celle de système.

Les données qui permettent de définir entièrement un système peuvent être résumées de la manière suivante:

a ) affirmation d’existence des classes et des relations entre classes;

b ) nature des relations entre classes (relations de transfert pour les systèmes de transformation, relations de contraintes spatiales pour les systèmes statiques, par exemple);

c ) nature des éléments que contiennent les différentes classes, c’est-à-dire énoncé des caractéristiques définissant ces classes;

d ) nombre d’éléments dans chaque classe à un instant donné;

e ) forme analytique des expressions fij associées aux relations entre classes (assemblages de caractéristiques et valeurs numériques de ces caractéristiques).

Une première définition possible de la structure comporte les données (a ) et (b ). On l’appellera structure relationnelle . Ce concept est compatible avec celui qui est utilisé en mathématique, mais il ne lui est pas identique. La notion de structure en mathématique comporte en effet des données complémentaires définissant un certain type de transformation applicable à tous les éléments, ou à toutes les classes, du système (voir, par exemple, la notion de structure de groupe).

On peut dire que toute structure, au sens mathématique, est un cas particulier de structure relationnelle. Les concepts de structure utilisés dans de nombreuses disciplines, en anthropologie par exemple, sont directement issus de la notion mathématique de structure.

Une seconde définition possible comporte les donnée (a ), (b ), (c ). On l’appellera structure totale pour indiquer qu’elle contient la définition des éléments constitutifs du système. En effet, selon le niveau de description choisi, ces éléments peuvent être eux-mêmes des systèmes. On peut donc dire que la structure totale contient implicitement la structure des niveaux sous-jacents au niveau de description choisi, ce que ne contient pas la structure relationnelle. Corrélativement, on notera que la notion de structure, sous les formes explicites que l’on peut lui donner, n’est pas une donnée absolue, mais qu’elle est relative au niveau de description choisi. Parler de la structure d’un système n’est donc pas suffisant; il faut encore préciser le niveau de description choisi.

Par exemple, s’agissant d’une molécule ou d’une macromolécule, la structure est généralement définie au niveau des atomes constitutifs, compte tenu des situations spatiales relatives de ceux-ci dans la molécule considérée. Dans ce cas, la définition de chaque classe d’équivalence comporte donc des données qui précisent la nature des atomes constitutifs et leur position spatiale (cf. chap. 2). Il s’agit donc bien d’une structure totale, puisque la nature des éléments est prise en compte. On notera qu’ici les classes ne comportent chacune qu’un élément, et c’est ce qui se passe chaque fois que l’on tient compte des situations spatiales, puisque deux éléments distincts ne peuvent pas être situés simultanément au même point de l’espace. Il est intéressant de remarquer qu’une molécule pourrait aussi être décrite non plus au niveau des atomes qu’elle contient, mais au niveau des noyaux et électrons qui constituent ces atomes. C’est d’ailleurs ce que l’on fait lorsqu’on étudie par la mécanique quantique les situations énergétiques des électrons dans une molécule, afin de déterminer les états stables que peut prendre celle-ci (cf. chap. 2).

Notion de fonction

On peut définir la fonction d’un objet comme le rôle qu’il joue dans un environnement donné, c’est-à-dire comme l’ensemble des propriétés qu’il manifeste dans cet environnement.

Le comportement d’un objet, ou d’un système, peut résulter de deux types de propriétés que l’on nommera propriétés intrinsèques et propriétés extrinsèques . Les premières sont indépendantes de l’environnement; elles peuvent, bien entendu, se traduire par certains effets sur cet environnement, mais elles ne subissent pas en retour l’influence de celui-ci; elles subsistent, quel que soit l’environnement (radioactivité d’un noyau atomique instable, propriétés de l’ADN d’une cellule dans le contexte darwinien...). Les propriétés extrinsèques, au contraire, dépendent des possibilités d’interactions avec l’environnement (combinaison chimique, par exemple, ou fonctionnement métabolique d’une cellule).

La définition adoptée ici pour le concept de fonction est plus générale que celle qui est parfois sous-entendue en biologie lorsque le terme «fonction» exprime un ensemble de processus destinés à maintenir une caractéristique ou une propriété du système considéré, malgré les variations du milieu extérieur (homéostasie, etc.). En réalité, cette signification particulière est compatible avec la définition de la fonction, telle qu’elle est donnée ci-dessus, mais elle contient aussi implicitement certaines données relatives à la structure interne du système considéré. Cette imbrication des concepts est évidemment peu favorable à l’éclaircissement de leurs contenus respectifs et à l’étude des relations qui peuvent exister entre eux. C’est pourquoi la définition du concept de fonction, énoncée plus haut, semble préférable.

Les relations entre structure et fonction

Le concept de structure relationnelle , qui ne fait pas intervenir la nature des éléments constitutifs du système, contient suffisamment de données pour permettre de prévoir qualitativement l’évolution du système et la structure d’équilibre vers laquelle il tend. Cela, bien entendu, à condition que la structure théorique utilisée contienne effectivement toutes les classes nécessaires à la description du système réel au cours de son évolution. C’est ainsi que, pour le système représenté par le schéma donné au début du présent article, il est possible de prévoir que la structure d’équilibre vers laquelle tend le système est constituée des seules classe E5 et E6, et cette prévision est indépendante de toute connaissance relative à la nature des éléments que contiennent les classes du système.

Ce qui précède reste vrai tant que le système est maintenu dans les conditions pour lesquelles ont été définies les classes et les transformations possibles, que ces conditions correspondent à l’isolement du système ou à sa situation dans un environnement non susceptible de modifier son comportement. Si les conditions de l’environnement changent, de nouvelles interactions pourront apparaître et, corrélativement, de nouvelles classes d’équivalence pourront devenir nécessaires. Ces interactions dépendent bien entendu de la nature des éléments en présence, et elles peuvent être différentes selon les contraintes que subissent déjà ces éléments. Pour prévoir la nouvelle disposition des classes et des relations entre classes, c’est donc la structure totale du système qu’il faudra faire intervenir.

On peut en définitive établir les correspondances suivantes, qui précisent le contenu des relations entre structure et fonction:

Structure relationnelleaspects qualitatifs des propriétés du système supposé isolé ou dans un environnement non susceptible de modifier son comportement.

Structure totaleaspects qualitatifs des propriétés du système, dans un environnement variable susceptible de modifier son comportement.

Pour l’étude quantitative des phénomènes, il faudra en général faire intervenir l’ensemble des données qui définissent entièrement le système et son environnement.

La forme considérée comme projection de la structure

La description d’un système peut se faire dans un espace comportant autant de dimensions (n ) qu’il existe de caractéristiques différentes nécessaires pour définir les diverses classes d’éléments. Chaque élément (ou chaque classe, lorsque les éléments d’une même classe sont indiscernables) peut être représenté par un point dans cet espace, et l’évolution du système se traduira par les trajectoires de ces points au cours du temps.

On a vu que les coordonnées des éléments, dans l’espace à trois dimensions, peuvent intervenir dans la définition des classes. C’est surtout le cas lorsqu’on veut faire une théorie aussi complète que possible du système considéré. La projection de la structure totale à n dimensions, dans notre espace à trois dimensions, représente alors ce que l’on peut appeler d’une manière générale la morphologie du système, tandis que les (n 漣 3) dimensions complémentaires représentent sa physiologie .

Compte tenu de ce qui a été dit précédemment des relations entre structure et fonction, on voit ainsi apparaître les liens logiques qui existent entre les aspects morphologiques, physiologiques, structurels, fonctionnels d’un système quelconque. La physiologie et la morphologie n’étant que deux aspects partiels de la structure totale d’un système, on conçoit facilement que leurs rapports soient étroits, comme le prouvent d’ailleurs à l’évidence l’embryologie et la morphogenèse. De même, la systématique biologique, d’abord axée sur les relations entre morphologie et fonction, s’est trouvée peu à peu devant la nécessité d’introduire des données physiologiques dans ses critères de classification, ce qui est tout à fait conforme au schéma conceptuel qui vient d’être décrit.

2. Structure et activité pharmacologiques

L’état présent des connaissances sur la structure d’une molécule biologique confère à cette dernière une structure générale type: une partie chimiofonctionnelle contribuant à la liaison de la molécule avec le récepteur correspondant; une partie biofonctionnelle responsable de l’activité biologique.

Chaque molécule douée d’une activité biologique prend une structure spécifique de cette action, et dont la détermination permet d’obtenir un modèle, ou pharmacophore, qu’on retrouve chez toutes les molécules aux propriétés analogues.

L’extension aux pharmacomolécules des hypothèses sur la complémentarité des sites enzymatiques et du substrat (clé-serrure) a permis d’affirmer qu’il existe au niveau cellulaire certains sites privilégiés, appelés récepteurs, ayant une structure complémentaire des pharmacophores et sur lesquels ces derniers viennent s’imbriquer. Ces récepteurs sont localisés au niveau des protéines constituant la membrane plasmatique des cellules. Il se forme alors un complexe drogue-récepteur responsable des différentes actions biologiques. L’intensité d’action d’une drogue est très vraisemblablement proportionnelle au nombre de récepteurs occupés.

Les forces d’interactions entre la drogue et le récepteur peuvent être, suivant les cas, de nature polaire, ionique, ou bien dues à des liaisons hydrogène ou à des forces de Van der Waals.

Exemple de structure et d’activité: l’acétylcholine

L’acétylcholine (fig. 2) est particulièrement intéressante, car c’est un médiateur chimique très important, et qui a été très étudié. Elle peut être libérée dans l’organisme à plusieurs niveaux: d’une part, à la terminaison des fibres préganglionnaires du système nerveux sympathique et parasympathique; d’autre part, à la terminaison des fibres postganglionnaires du parasympathique.

Au repos, la fibre nerveuse présente un certain état de polarisation. La libération d’acétylcholine provoque une dépolarisation qui est à l’origine de la transmission de l’influx nerveux.

On attribue généralement à l’acétylcholine un effet muscarinique et un effet nicotinique [cf. ACÉTYLCHOLINE]. Cette double activité est la conséquence de l’existence de deux types de récepteurs: l’un muscarinique, dans les membranes des muscles lisses, l’autre nicotinique, dans des neurones postganglionnaires, donc de l’existence de deux pharmacophores pour l’acétylcholine. L’induction préférentielle de l’un ou de l’autre serait due à la présence d’enzymes et à différentes valeurs du pH.

Une étude conformationnelle ou modélisation de l’acétylcholine et de la muscarine a été réalisée. Aux rayons X, on découvre une analogie structurale entre ces deux molécules (fig. 2). De même, l’application des méthodes quantiques à la détermination de leur conformation préférentielle qui correspond à un état d’énergie minimale (cf. biochimie QUANTIQUE) fait apparaître une ressemblance: les hétéroatomes O et N de ces molécules occupent des positions privilégiées les uns par rapport aux autres (fig. 2). Le pharmacophore responsable de l’activité muscarinique aurait, d’après L. B. Kier, la topographie représentée sur la figure 2.

Le récepteur muscarinique correspondant possède une structure complémentaire qui comprend d’une part un site anionique associé par une liaison ionique à la tête cationique du pharmacophore, d’autre part un site estérasique, c’est-à-dire un groupement chimique capable de fixer par une interaction dipôle-dipôle l’hydroxyle et le groupement carbonyle du pharmacophore (fig. 2).

La topographie du pharmacophore nicotinique est due à la fois à la conformation préférentielle de la molécule d’acétylcholine et à sa configuration électronique.

En effet, l’activité nicotinique de l’acétylcholine est liée à une structure différente de celle du pharmacophore muscarinique: la distance entre l’oxygène du carbonyle et l’azote quaternaire est de 0,493 nm (elle n’est que de 0,32 nm pour le «pharmacophore» muscarinique). En outre, une étude systématique d’éthers substitués de la choline a montré que l’effet nicotinique est maximal lorsque l’atome d’oxygène du carbonyle porte une charge positive; donc, la présence de cette charge positive partielle au voisinage de l’azote quaternaire doit être rapprochée de l’action nicotinique (fig. 3).

La connaissance de la conformation moléculaire seule ne suffit pas toujours à mettre en évidence un mécanisme d’action unitaire, donc l’existence éventuelle d’un récepteur unique, dans le cas de molécules ayant une activité pharmacologique identique mais des structures chimiques parfois très différentes; une autre approche s’avère alors nécessaire.

Une molécule étant constituée de noyaux et d’électrons – particules électriquement chargées –, les propriétés de l’espace qui les environne vont s’en trouver modifiées; un potentiel électrostatique global y est créé, dont la distribution est différente suivant la portion d’espace considérée. Les forces d’interaction drogue-récepteur étant essentiellement électrostatiques, la connaissance de cette distribution, ou carte de potentiel , peut fournir des renseignements supplémentaires sur les possibilités d’interaction molécule-site spécifique de liaison; ces cartes constituent un pharmacophore d’interaction .

Par exemple, les composés cholinergiques se lient à leur récepteur spécifique suivant le schéma de la figure 2 f; sur la figure 3 a et b, le site anionique de liaison est simulé par un groupement arbitraire négatif (face=F0019 漣NH2- ou 漣C-), et on a tracé ce pharmacophore pour l’acétylcholine (fig. 3 a) et un analogue muscarinique, la N-méthyl 3 acétoxy quinuclidine (fig. 3 b), dont la structure chimique est très différente; ces deux pharmacophores sont identiques: ils présentent, au voisinage de l’oxygène estérasique, une région dont le potentiel est fortement négatif et une autre, au voisinage de la tête cationique, où il est franchement positif. Cette distribution est un argument supplémentaire en faveur du mécanisme d’action unique des cholinergiques.

Bien qu’elles restent à démontrer, toutes les hypothèses précédentes semblent vraisemblables, car la membrane plasmatique possède, dans sa partie phospholipidique formée par les céphalines et les lécithines, de nombreux groupements choline qui pourraient fournir les récepteurs dont on vient de déterminer la topographie. Ce serait au cours de l’imbrication du groupement pharmacophore dans le récepteur correspondant que se produiraient l’entrée des ions sodium et la sortie des ions potassium responsables de la dépolarisation de la fibre nerveuse et, par suite, de la propagation de l’influx nerveux.

Pharmacochimie prédictive

L’activité biologique d’une molécule est liée finalement à un nombre très limité d’atomes, dans une disposition bien déterminée, spécifique de l’effet correspondant: le pharmacophore. Pour la synthèse de nouvelles molécules, ce pharmacophore pourrait être un guide très précieux évitant la complexité d’un screening pharmacodynamique.

Cependant, une importante restriction reste à faire. Ce modèle associé à l’activité a été déterminé à l’état cristallin, ou bien sur une molécule isolée lors d’une étude quantique. On peut donc légitimement se demander ce que devient cette structure en solution et dans l’organisme. N’est-elle pas soumise à de nombreuses distorsions au voisinage des molécules de solvant ou sous l’action des nombreuses enzymes? Le problème de l’environnement est capital, et une étude physico-chimique (coefficient de partage, solubilité...) s’impose. Pour résoudre complètement ce problème de structure et d’activité, il sera indispensable de déterminer une structure dynamique, puisque toute molécule devient l’objet de remaniements plus ou moins profonds au cours de son action.

3. Structure et fonction au niveau des organismes

L’opposition entre la structure et la fonction est peut-être aussi vieille que l’histoire naturelle, et il est probable qu’elle trouve ses racines dans deux attitudes d’esprit fort différentes et même radicalement opposées bien que complémentaires, sans doute illustrées déjà par Aristote et Platon. S’il est attiré par l’aspect structural des phénomènes vivants, l’observateur s’intéressera de préférence aux différences entre les êtres et, corrélativement, à des disciplines comme l’anatomie, la systématique (ou science des classifications) et la phylogénie (ou science de l’histoire évolutive). Insistant sur ce que chaque être vivant et ses composants ont de particulier et de distinctif, cette manière de voir, volontiers comparative, est typiquement celle du naturaliste. À l’opposé, un esprit davantage séduit par l’aspect fonctionnel des phénomènes vivants manifestera plus spontanément un comportement expérimental, et se tournera donc plus volontiers vers les approches comme la physiologie ou la biologie moléculaire. Insistant sur ce que tous les êtres vivants ont en commun dans la dynamique et les processus, cette manière de voir est typiquement celle du biologiste.

À l’état d’esprit analytique du naturaliste, sensible aux différences des structures, s’oppose celui, synthétique, du biologiste, plus enclin à rechercher l’unité des fonctions.

Est-il besoin de dire que les malentendus séculaires entre ces deux attitudes mentales constituent de tout temps un sérieux handicap pour l’étude des êtres vivants? À l’évidence, l’étude des structures et celle des fonctions apparaissent toutes deux simultanément indispensables. Sans doute les moyens d’approche différents et les attitudes d’esprit correspondantes sont-ils davantage responsables, historiquement, de l’opposition traditionnelle entre structures et fonctions que l’essence même des deux concepts, évidemment complémentaires.

En effet, l’existence d’une fonction biologique quelconque paraît inconcevable sans l’existence d’une structure matérielle qui la sous-tende, mais ainsi se trouve reposé le vieux problème du «vitalisme» opposé au «mécanisme». La réciproque elle-même entraîne des difficultés considérables: un cadavre est-il encore une structure «fonctionnelle»? Mais peut-il exister en biologie des structures qui ne soient pas fonctionnelles, inutiles en quelque sorte? On pose alors tout le problème des «organes rudimentaires» et plus généralement des rapports entre causalité et finalité en biologie, tout le problème de l’adaptation.

Pour parvenir petit à petit à cerner tous ces points délicats, par une approche quelque peu «impressionniste», il importera en premier lieu de bien distinguer les différents «niveaux d’intégration» dont l’emboîtement constitue la trame de l’être vivant. À chacun de ces niveaux, la dialectique de la structure et de la fonction s’exprimera, comme si ces deux faces du même Janus, opposées mais indissociables, n’étaient que les aspects respectivement statique et dynamique d’une même réalité de l’être vivant: peut-on vraiment y distinguer «l’être» du «vivre»?

Rôle des niveaux d’intégration

Il est difficile, hors d’une véritable histoire de la biologie, de relater les termes du dialogue entre points de vue structuraux et fonctionnels dans les sciences de la nature. Tout au plus pourrait-on, peut-être, en manipulant assez considérablement les faits, lier ce problème à la prééminence d’un état d’esprit ou d’une sensibilité plus «naturaliste» chez les uns, plus «biologiste» chez les autres. À cette seconde tendance, on rapporterait alors une multitude de courants sous-jacents à l’histoire des sciences naturelles. Une interprétation plutôt mécaniciste et matérialiste des phénomènes vivants, une conception «micromériste» voyant volontiers le tout dans la somme des parties, une démarche expérimentale active, une interprétation souvent néo-darwinienne des faits évolutifs semblent lui être assez fréquemment attachées. Cette tendance biologique triomphe avec les développements modernes de la biochimie, de la biologie moléculaire, de la microbiologie. Pourtant, les relations de plus en plus étroites qui se nouent, par exemple entre le point de vue fonctionnel de la biochimie et le point de vue structural de la cytologie électronique, montrent que l’attitude biologique centrée sur l’étude des fonctions a su rejoindre le point de vue structural.

Inversement, à l’attitude du naturaliste, on rapporterait des courants d’idées différents: une interprétation parfois vitaliste, voire finaliste, des phénomènes vivants, une conception «globale» refusant de voir dans le tout la simple somme des parties, une démarche axée davantage sur l’observation que sur l’expérimentation, une idée de l’évolution volontiers teintée de «lamarckisme» lato sensu . Éclipsé pendant cinquante ans par le triomphe de la biologie micromériste, le point de vue «naturaliste» a pris ces vingt dernières années une revanche certaine, avec le développement considérable de l’écologie, bien que la perspective structurale traditionnelle y soit remplacée par un point de vue fonctionnel, l’écologie devenant en quelque sorte une «métaphysiologie» des niveaux d’intégration supra-individuels.

Ainsi, négligeant les frontières qui les séparaient traditionnellement, les points de vue structural et fonctionnel en arrivent-ils à se rejoindre, aussi bien aux niveaux d’intégration «moyens» de l’individu (ceux de la dialectique classique de l’anatomie et de la physiologie) qu’aux niveaux d’intégration les plus inférieurs (biochimie et ultrastructure), ou aux plus élevés (structure des populations et écologie).

Il serait au demeurant exagéré de ne voir dans l’opposition entre structure et fonction biologiques qu’une dialectique assez superficielle entre des méthodologies, des approches opposées. C’est aussi en tant que concepts, nous le percevons bien, que structure et fonction sont quasi irréductibles l’une à l’autre bien que mutuellement indispensables.

En première approximation, nous pourrons appeler structure tout objet de nature biologique définissable par des critères morphologiques ou au moins quantitatifs, la structure d’un organe relevant du premier critère, la structure d’une population, du second. À l’opposé, les fonctions correspondent aux activités, temporaires ou continues, aux transformations, le plus souvent réversibles et cycliques, sous-tendues par les structures, et dont l’ensemble concourt au maintien de la somme des intégrations physico-chimiques que nous appelons la vie. Les fonctions peuvent être définies par des critères qualitatifs ou quantitatifs, le plus souvent de nature physico-chimique. Elles ne correspondent jamais à des «objets» biologiques figurés, mais constituent les interactions dynamiques nécessaires entre ces objets et, selon toute apparence, leur raison d’être. Ainsi, chaque niveau d’intégration biologique peut-il être abordé dans une perspective structurale ou fonctionnelle. Il est clair qu’un point de vue trop exclusif dans l’un ou l’autre sens ne pourra que nuire à la compréhension synthétique de l’ensemble. Au contraire, une interprétation à la fois structurale et fonctionnelle sera la plus riche en perspectives, ce qui explique le développement récent d’une multitude de disciplines «hybrides», véritables carrefours interdisciplinaires.

La notion d’adaptation

On parle d’adaptation pour mettre en évidence un certain degré de relation entre structure et fonction. Ce fait s’applique à tous les niveaux d’intégration de la hiérarchie biologique, de la macromolécule aux éléments de la biocénose, et il apparaît comme une modalité essentielle du phénomène évolutif.

Quand il y a adaptation, la relation entre structure et fonction n’est pas quelconque. Une certaine congruence s’établit entre la structure et la fonction qu’elle remplit, de telle sorte que l’efficacité et le rendement, mesurés en termes physico-chimiques, sont élevés.

L’adaptation peut être innée ou acquise. La première, inscrite dans le patrimoine héréditaire, est réalisée de façon inéluctable, au cours de l’ontogenèse, par le déroulement du programme génétique. Celui-ci a été modelé, au cours de l’évolution antérieure de la lignée (phylogenèse), de manière à répondre au mieux aux conditions écologiques particulières pour lesquelles (et par lesquelles) il a été peu à peu sélectionné. Toutefois, la plasticité adaptative du programme génétique n’est pas infinie: le stock génétique initial de la lignée peut lui interdire d’emblée de s’engager dans telle ou telle voie adaptative. Une fois pris dans le cours d’une orientation donnée, le système de contraintes constitué par le génome et les mécanismes ontogéniques peut entraîner la lignée dans une direction évolutive qui n’est pas celle de l’adaptation optimale au milieu colonisé. Les phénomènes de «liaisons de facteurs», en particulier, peuvent imposer un équilibre génique empêchant la réalisation de structures adaptées de façon optimale, qui provoqueraient corrélativement la réalisation d’autres structures, elles, trop désavantageuses.

On sait aussi que la spécialisation adaptative à base génétique empêche très généralement les phénomènes de retour temporel (irréversibilité de l’évolution: «loi de Dollo»). Une lignée très spécialisée est à terme presque toujours engagée dans une impasse. Pour peu en effet que les conditions écologiques auxquelles elle s’est étroitement adaptée viennent à se modifier, la lignée ne peut pour ainsi dire jamais avoir accès à une nouvelle zone adaptative, et elle se trouve condamnée à l’extinction, sauf dans le cas de «préadaptation» ou de «désadaptation» rendues possibles, par exemple, par des mécanismes hétérochroniques.

Que certaines relations entre structure et fonction soient inéluctables, c’est ce que démontrent amplement les phénomènes d’évolution parallèle et de convergence adaptative. On en trouve de multiples exemples aussi bien au niveau cellulaire que tissulaire ou anatomique; l’appareil de la vision en constitue une illustration. Les mollusques céphalopodes possèdent des yeux qui, par leurs caractéristiques anatomiques et cytologiques, sont étonnamment semblables à ceux des vertébrés. Il est pourtant impossible qu’un éventuel «ancêtre commun» des mollusques et des vertébrés ait légué aux uns et aux autres cet appareil oculaire. On est donc obligé d’admettre que des organes de structure et de fonction identiques se sont indépendamment différenciés dans ces deux groupes fort éloignés et si différents. Il n’y avait pas «correspondance» des programmes génétiques et des modalités embryologiques permettant la réalisation indépendante des yeux chez les uns et chez les autres. Ainsi, ces organes sont-ils des «analogues» plutôt que des «homologues», et le processus évolutif qui les a produits peut être qualifié de «convergence adaptative» ou d’«évolution convergente» (B. Rensch). On réserve le terme d’«évolution parallèle» à un processus évolutif très voisin: la formation indépendante d’organes spécialisés remplissant des fonctions identiques, à partir d’organes généralisés mais déjà homologues au départ. C’est le cas des palettes natatoires pectorales des ichthyosaures, plésiosaures et dauphins, qui sont des organes de même fonction, de structures comparables, identiquement adaptés à la propulsion et à l’équilibration en milieu aquatique, et tous homologues entre eux et avec le membre marcheur «normal» des tétrapodes, dont ils dérivent les uns et les autres par «évolution parallèle».

L’intérêt théorique capital des phénomènes de parallélisme et de convergence est de montrer qu’en biologie, comme en technologie, il n’existe qu’un nombre restreint de «solutions» structurales à un problème fonctionnel donné. «Une chambre noire munie d’une lentille est une catégorie d’outil sensoriel inévitable pour les animaux comme pour les ingénieurs» (Pantin, 1951, cité par S. J. Gould, 1970). En ce sens, loin de constituer seulement un facteur d’embarras pour le systématicien, en masquant sous des structures semblables les relations de parenté réelles entre les êtres, les parallélismes et convergences nous renseignent sur le type de relation nécessaire entre la structure et la fonction. Ils montrent en particulier le degré d’adaptation réel d’une structure par rapport à son degré d’adaptation théorique optimal («paradigme» des auteurs anglo-saxons). Parallélismes et convergences renseignent par là même sur le degré d’évolution des structures par rapport à une fonction donnée, sur les modalités particulières de cette évolution et éventuellement sur ses facteurs limitants, intrinsèques ou extrinsèques (cf. S. J. Gould, 1970).

À côté de l’adaptation innée, inscrite dans le génotype, l’adaptation acquise ou épigénétique (somation) montre également les relations nécessaires entre structure et fonction. Citons, parmi bien d’autres exemples, le développement musculaire lié à l’exercice, le changement du port de nombreux végétaux en fonction des conditions écologiques. Plus subtiles mais sans doute d’une importance bien plus considérable, au moins chez l’homme, toutes les réactions comportementales acquises en fonction de l’environnement écologique et social peuvent être considérées comme des somations. Elles jouent un rôle fondamental dans l’adaptation des individus et l’évolution des sociétés humaines. L’ensemble de ces somations acquises et adaptatives constitue chez l’homme une seconde «mémoire spécifique», d’origine épigénétique, tout à fait originale.

La signification évolutive éventuelle de la somation reste difficile à saisir. Selon la conception néo-darwinienne orthodoxe, elle serait sans aucune action puisque non transmissible à la descendance. La somation pourrait parfois précéder (et masquer) les mutations induisant les mêmes changements qu’elle («induction parallèle»). En outre, il est évident que les somations adaptatives peuvent jouer, pour un environnement donné, un rôle appréciable dans l’équilibre des populations en facilitant la survie de telle ou telle fraction de celles-ci et en modifiant corrélativement, mais de façon indirecte, l’équilibre du pool génique, ce qui leur confère du même coup un rôle évolutif non négligeable quoique difficile à évaluer.

Fonctionnalisme et finalisme

La perspective fonctionnelle paraît fructueuse et d’application tout à fait légitime au niveau de la cytologie ou de la physiologie. Il est clair que les détails d’architecture cellulaire et tissulaire, les phénomènes de corrélations nerveuses ou humorales, par exemple, paraissent tous concourir sinon à une «fin», du moins à des fonctions bien précises dont le résultat est la survie et la reproduction du vivant. En ce sens, l’existence d’une «finalité interne» aux organismes paraît difficilement contestable, au moins globalement. Il n’en est pas toujours ainsi au niveau de la morphologie des organes et des organismes, ni a fortiori au niveau de leur histoire évolutive. C’est manifestement à ce niveau que l’interprétation fonctionnelle risque de receler les plus grands pièges. Une interprétation «totalisante» de ce type peut en effet conduire directement à un finalisme généralisé. Celui-ci, en inversant la séquence normale de la relation de cause à effet, voit comme moteur et mécanisme de l’évolution, sinon comme «justification» de celle-ci, la réalisation de certaines grandes fonctions, psychiques en particulier.

Si la recherche d’une interprétation fonctionnelle des structures est pleinement du domaine de la science, il est clair que l’interprétation finaliste qu’elle peut engendrer ressortit plutôt à l’option philosophique.

Confondant fonctionnalisme et finalisme, certains biologistes, surtout en France, ont pourtant cru devoir contester la réalité de l’adaptation biologique pour échapper au finalisme. Aussi se sont-ils ingéniés à découvrir les «espèces vivant aux confins du pire», à montrer tous les exemples d’adaptations ratées, incomplètes, de dysharmonies structurales, tous les faits hâtivement interprétés par un recours à l’adaptation, mais de signification plus obscure, etc. Cette réaction contre une interprétation fonctionnelle parfois hâtive, simpliste et naïve, voire finaliste, des données biologiques fut peut-être en son temps salutaire, mais elle doit sans nul doute apparaître désormais abusive, l’arbre planté par les «antifinalistes» ne pouvant cacher la forêt. Le débat sur la finalité en biologie, illustré par L. Cuénot, a trouvé dans la biologie moléculaire une conclusion satisfaisante, comme l’a montré F. Jacob. La notion de «programme génétique», épaulée par la conception synthétique du mécanisme de l’évolution, permet de concilier les aspects à la fois adaptatifs et inadaptatifs qui s’entremêlent dans chaque espèce, la richesse et la rigidité de l’information héréditaire, elle-même modulée par tous les avatars antérieurs de la lignée (d’où son efficacité), et la nécessité de laisser sa place à l’épigénétique dans le résultat final de l’ontogenèse.

À une «finalité interne» incontestable, s’exprimant aussi bien dans l’harmonie nécessaire entre structure et fonction à l’intérieur de l’organisme qu’entre celui-ci et son milieu (adaptation), il est loisible à chacun, selon sa philosophie, d’ajouter ou non une «finalité externe» plus générale et transcendante, «justification» a posteriori mais qui ne saurait en aucune façon être le moteur objectif de l’évolution. Encore convient-il d’ajouter que cette finalité semble parfaitement indépendante du discours scientifique et inutile à celui-ci.

Structure et forme

Nous avons confondu jusqu’à présent les «structures» avec les «objets biologiques» identifiables; mais cette approximation, au demeurant fort employée, ne correspond sans doute pas à une acception rigoureuse. Si le propre de la «structure biologique» est d’être identifiable sur le plan morphologique, sans doute devrait-on plutôt parler de «formes» pour désigner de tels objets. La structure proprement dite apparaîtrait alors comme l’organisation, l’agencement qui sous-tend la forme. La recherche de la structure incite donc à une perpétuelle dissection, à une analyse de plus en plus fine des composants et, simultanément, à une synthèse qui tente, pour chaque niveau d’intégration structural découvert, de décrire et d’expliquer en termes géométriques, quantitatifs, physico-chimiques les relations architectoniques entre les constituants. La structure proprement dite devient relation, agencement, organisation réciproque des composants de l’objet biologique (pris dans son aspect statique) plutôt que l’objet lui-même.

Par voie de conséquence, s’il est courant et peut-être justifié de parler de «structures» à des niveaux d’intégration variés, biochimiques, physiologiques ou peut-être même écologiques (où l’objet biologique n’est pas directment perceptible par les sens), il paraît souvent plus simple et plus exact, au niveau de l’anatomie et de la morphologie, d’opposer la forme à la fonction. À ces niveaux d’intégration, la structure biologique se traduit en effet le plus souvent dans une «forme» qui nous est directement perceptible, et ce sont les variations de cette forme qui s’ajusteront de façon subtile à des fonctions appartenant d’ailleurs largement au domaine mécanique.

Forme et fonction

Dans la mesure où les rapports entre forme et fonction ne sont qu’un aspect particulier des relations entre structures et fonctions, il existe aussi une relation étroite entre la forme et la fonction. La nature de cette relation permet de définir le degré d’adaptation de celle-ci à celle-là. L’adaptation de la forme à la fonction semble être vraiment dans la nature des choses, puisqu’on la rencontre aussi généralement dans le domaine de l’inanimé que dans celui de la biologie. C’est la simple conséquence de l’universalité des lois physiques. La «rencontre» de plus en plus fréquente entre solutions morphologiques naturelles (biologiques) et artificielles (technologiques) est à cet égard significative. Dans l’un et l’autre cas, nous pouvons parler d’adaptation, et il est possible de pousser fort loin l’«analogie» (impliquée par des fonctions identiques) entre objets naturels et artificiels. L’histoire de l’aéronautique, en particulier, en donnerait de multiples exemples. Une science comme la bionique se propose la transcription technologique des solutions biologiques et traduit l’identité des contraintes que, dans tous les cas, la fonction impose à la forme. Pourtant, les paramètres de la relation entre forme et fonction, loin d’être fixes, varient selon les dimensions absolues. Ces variations sont elles aussi une conséquence inéluctable des données géométriques qui lient les longueurs, les surfaces, les volumes et les masses.

Il est bien connu qu’une forme quelconque, convenablement adaptée, ne pourra pas être extrapolée par simple homothétie si ses dimensions absolues doivent changer. En effet, une solution structurale bien adaptée pour une certaine échelle des dimensions cessera complètement de l’être pour des dimensions différentes. Toutes choses égales d’ailleurs, la simple variation de taille exigera donc des changements morphologiques et structuraux plus ou moins considérables pour conserver un degré constant d’adaptation à une même fonction.

Les fonctions d’absorption et d’échange impliquent des formes telles que le rapport des surfaces aux volumes soit très élevé. Cette nécessité se vérifie à l’échelle ultrastructurale (réticulum endoplasmique) comme au niveau de l’histologie et de l’anatomie. La forme d’organes variés ainsi que la structure de leurs tissus sont dominées par la nécessité d’augmenter les surfaces d’échanges. Citons à cet égard les parois pulmonaires et intestinales, les branchies des mollusques ou des poissons, les néphrons du rein, le feuillage des végétaux.

À l’inverse, des organes protecteurs, constituant une barrière entre l’individu et le milieu extérieur, peuvent prendre une forme telle que le rapport de la surface au volume soit le plus faible possible: ils tendent donc vers la sphère. Tel est le cas de presque tous les «dispositifs d’attente» et de vie ralentie: ovules, œufs, kystes, pupes, chrysalides, graines de végétaux.

Il est fréquent que la forme ne soit pas exclusivement déterminée par la fonction la plus apparente, mais que, écartelée entre des nécessités fonctionnelles contradictoires, elle constitue une sorte de compromis «opportuniste» entre ces diverses fonctions. Cette situation est particulièrement nette dans le cas du squelette, qui doit répondre simultanément aux fonctions de soutien et de protection, mais aussi aux nécessités de la croissance.

En effet, les tissus durs ne peuvent croître par déformation plastique ou expansion interne, mais seulement par le jeu d’accrétion (dépôt) ou de soustraction (érosion) de substance à leur surface. On conçoit que dans ces conditions certaines formes «bloquent» la croissance, pour des raisons purement géométriques, si celle-ci ne peut être réalisée que par accrétion (fig. 4).

Il est des formes qui permettent une croissance indéfinie par accrétion, sans qu’aucune érosion soit jamais nécessaire. À cette dernière catégorie se rattachent de nombreux éléments squelettiques qui croissent par expansion radiaire, par dichotomie ou selon un mode spiralé. Mais d’autres formes squelettiques beaucoup plus complexes impliquent pour leur croissance l’intervention d’un phénomène d’érosion (cf. OS, fig. 2). C’est un cas fréquent pour le squelette des arthropodes et des vertébrés. Dans ces types morphologiques, la croissance doit donc faire intervenir un remaniement qui est nécessaire, paradoxalement, au maintien de la forme en croissance autant qu’à son changement éventuel (Enlow, 1968). Ce type de croissance lié à des formes complexes peut être réalisé soit par une substitution incomplète mais permanente d’éléments squelettiques, grâce au jeu de l’érosion et de la reconstruction, soit au contraire par une substitution complète mais cyclique du squelette. La première «solution» est mise en jeu dans la croissance du squelette interne des vertébrés, la seconde dans celle du squelette externe des arthropodes, et constitue le phénomème de la mue [cf. SQUELETTE].

Autre aspect particulier de la relation entre forme et fonction: l’organisation morphologique des éléments du squelette relativement aux conditions de fonctionnement mécanique. Chez les animaux d’origine phylogénétique variée mais comparables par la taille et le mode de vie, la morphologie du squelette peut acquérir par évolution parallèle une disposition commune. C’est le cas, par exemple, de la morphologie squelettique des animaux «gros porteurs» ou gravigrades [cf. MEMBRES]. On constate toujours que les vertèbres forment ensemble une arche allégée soutenue au niveau des ceintures comme par les piles d’un pont. Les efforts de compression et de tension imposent aux apophyses vertébrales une morphologie particulière, les régions à faibles contraintes mécaniques sont allégées au maximum par réduction de la matière osseuse, l’allongement de certaines apophyses vertébrales qui ancrent les ligaments rend parfois la structure comparable à celle d’un pont cantilever. La masse viscérale énorme est très largement soutenue par des côtes nombreuses et puissantes, très allongées, ceinturant la région thoraco-abdominale comme un vaste tonneau. Les membres prennent une disposition typique «en colonne» et les angles possibles entre leurs segments sont limités.

L’architecture du tissu osseux lui-même est aussi fonctionnelle que la forme des os dans leur ensemble. Depuis Wolff (1892), de nombreux travaux ont mis en évidence que les travées de l’os spongieux s’orientent au cours de la vie de manière à répondre au mieux aux nécessités mécaniques pour une économie maximale de matière, donc de poids. Les exemples les plus classiques sont ceux du col du fémur humain ou de la structure de calcanéum. De plus, on sait depuis longtemps que la section des diaphyses des os longs est sensiblement proportionnelle au poids à supporter (Galilée, 1638).

Il est important, cependant, de ne pas utiliser à tort et à travers, en biologie, la notion d’adaptation, au risque de la vider de toute pertinence: d’abord, c’est un truisme que, dans certaines limites, tout organisme est adapté, au moins globalement. Ensuite, comme S. J. Gould et R. Lewontin l’ont rappelé avec force (1979), tout n’est pas adaptation dans les organismes et démanteler ceux-ci en une multitude de sous-ensembles tous censés être le fruit d’une sélection naturelle qui les a adaptés optimalement constitue une douteuse stratégie explicative.

Un exemple d’analyse des relations fonctionnelles en anatomie: la biomécanique

De toutes les sciences morphologiques, l’anatomie fonctionnelle est sans doute l’une de celles qui cherchent le plus nettement (son nom l’indique) à expliciter les relations entre forme et fonction. Si une structure doit réaliser une fonction donnée, on peut tenter, par des analyses mécaniques, de préciser la forme optimale qu’elle devra prendre. Cet optimum correspond au concept de «paradigme» (S. J. Gould, 1970). Dès lors, l’interprétation des morphologies dépasse le cadre de l’analyse purement descriptive et comparative, où les différences ne sont trop souvent prises en considération qu’en fonction de leur éventuel intérêt systématique. En outre, l’étude d’un système anatomique isolé ne peut plus suffire à l’interprétation fonctionnelle. Dans le cas de la fonction locomotrice, par exemple, l’analyse simultanée des systèmes squelettiques, tendineux, articulaires, musculaires et nerveux mis en cause paraît indispensable. Cette analyse «globale» peut être réalisée pratiquement par la convergence de deux méthodes d’approche. D’une part, l’analyse purement anatomique permet de mettre en évidence les conditions morphologiques limites du fonctionnement (configuration des articulations, importance relative des masses musculaires, effet de poulie des tendons, jeu démultiplicateur des bras, de leviers, etc.). D’autre part, l’analyse cinématique dont Marey fut le génial initiateur indiquera la nature des mouvements effectivement réalisés et leur succession. À côté des techniques photographiques, le cinéma, la cinéradiographie et les méthodes électrophysiologiques permettent à présent une analyse détaillée.

La biomécanique est une méthode descriptive visant à l’expression quantifiée des données précédentes. Dans un système anatomique projeté sur un plan sont schématisés les leviers osseux et leurs axes de rotation. Les muscles sont représentés par des vecteurs qui ont leur origine au niveau correspondant à leur insertion supposée «fixe». Par des méthodes graphiques et mathématiques (polygone funiculaire de Varignon), on peut ainsi effectuer la composition des forces mises en jeu (fig. 5). Compte tenu du mouvement effectivement réalisé dont il faut rendre compte, il est alors possible de suggérer la séquence d’action des différents éléments musculaires impliqués et leur influence relative.

Cette méthode, simple dans son principe, se heurte en pratique à une multitude de difficultés (cf. Gaspard, in P.-P. Grassé, Traité de zoologie , t. XVI, fasc. II). Il est très malaisé d’évaluer, d’après leur masse ou leur volume, la force relative des différents muscles, donc de tracer des vecteurs proportionnels à ces forces, la méthode des «sections physiologiques» employée par les anatomistes pour l’évaluer n’étant à cet égard qu’un pis-aller. La morphologie des muscles, souvent complexe, leurs armatures tendineuses et aponévrotiques doivent être prises en considération, comme leur type d’insertion sur les os, ainsi que tous les phénomènes de poulies et de renvois de tendons, coulissant et glissant sur les reliefs osseux. Tous ces facteurs rendent très difficile l’appréciation de la direction des vecteurs musculaires.

Toutes ces difficultés classiques ont été balayées par l’utilisation de l’informatique, dont les applications à ce domaine permettent désormais des progrès décisifs.

À partir de ces approches analytiques convergentes, on pourra proposer une représentation synthétique plus ou moins détaillée de la mise en jeu des éléments structuraux rendant compte de la réalisation de la fonction.

En outre, les progrès de la physiologie permettront, dans certains cas, d’évaluer de façon réaliste le «coût énergétique» de la réalisation de la fonction. Ces analyses, de type «coût/efficacité», introduisent un important renouveau des idées, par exemple en écophysiologie, et leur retentissement est profond dans tous les domaines de la biologie évolutionniste. On a pu évaluer de cette manière le «coût» de la locomotion dans le bilan énergétique global des vampires sanguivores d’Amérique du Sud: c’est ce bilan qui explique la limitation géographique actuelle de ces organismes!

La «biologie évolutive» moderne tend, de plus en plus, dans sa pratique, à rapprocher les études des structures et des fonctions, dans le cadre intégré d’une approche évolutionniste. Ainsi se trouve justifié l’aphorisme de Vogel et Wainwright (1969): «Les structures sans les fonctions ne sont que des cadavres, les fonctions sans les structures ne sont que des fantômes.»

Encyclopédie Universelle. 2012.

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